Sur la route, nous commençons doucement à ajuster notre rythme… Entre deux villes, nous arrêtons dans des villages où nous dormons le plus souvent dans l’école ou dans des églises.
Un soir, arrêtés dans une petite maison d’hôte familiale, je passe la soirée à discuter avec les deux adolescentes de la famille. Celles-ci s’amusent à me faire essayer saris et punjabi, colliers, bracelets (bangles), boucles d’oreilles… Alors que nous terminons la séance d’essayage, elles me demandent si François et moi sommes mariés. Nous avons pris l’habitude de répondre par l’affirmative, principalement dans le souci de ne pas choquer nos hôtes. Puis, elles me demandent timidement s’il s’agit d’un « mariage d’amour ». Contentes d’apprendre que nous vivons ensemble par choix et par amour, l’une d’elle, 15 ans, me sourit doucement avant de poursuivre, d’une voix grave et sans détour : en Inde, tous les mariages sont arrangés. Tous ». Boum. Sa phrase fait l’effet d’une pierre qui tombe au sol. Son ton est déroutant. Convaincu, affirmatif, sans équivoque. Je tente tant bien que mal de dissimuler mon malaise, ma peine de voir cette petite fille futée, vive, accepter ainsi un sort qui semble irrévocable, irréfutable. Elle grimace à l’idée du mariage et me dit vouloir profiter pleinement de ses années d’étude avant le mariage, comme si celles-ci représentaient ses dernières années de liberté. Au moment de notre départ, elle cachera sa déception de nous voir repartir, nous observera nous éloigner d’un regard dur. Celui d’une femme mûre, sérieuse, à la jeunesse évanouie.
Le lendemain, nous nous arrêtons pour dormir dans le petit village d’Halikeri. Nous sommes aussitôt accueillis par des dizaines et dizaines d’enfants. Un sympathique monsieur nous ouvre la porte de l’école pour que nous nous y installions, avant de nous faire faire le tour du village. Bousculés dans un dédale de ruelles, nous saluons les sympathiques gens du village devant leurs portiers, toujours en compagnie des enfants (qui ne se lassent pas de nous demander : Ma’am, what is your name ? Ma’am, what is your name?! Ma’am…!!! Et qui voudront tous nous serrer la main !). Nous nous frayons un chemin entre les chèvres, vaches et singes qui nous observent passer.
La nuit tombée, on vient nous chercher à l’école. Un habitant du village souhaite nous inviter chez lui. Pour ne pas abuser de l’hospitalité indienne, nous prétendons avoir déjà manger. En vain, notre hôte insiste pour que nous mangions « un peu de riz ». Nous discutons avec notre hôte sous le regard perçant des enfants (y compris les voisins qui se sont déplacés pour l’occasion). Ils nous observent sans dire mot avec leurs petites billes noires et leurs trois marques blanches sur le front (représentant la divinité Vishnu).
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Je traverse à la cuisine pour accompagner les deux jeunes femmes qui préparent le souper sous le regard sévère de la belle-mère, qui les observe du fond de la salle. Je m’assieds tout près par terre les jambes croisées sur une petite planche de bois. J’observe les femmes cuisiner à même le sol dans cette grande pièce sombre où elles passent leurs journées. Il est vingt heures. Panne d’électricité quotidienne. Ne reste que la lueur du gas de la cuisinière. Nous nous observons mutuellement en silence. Puis, viennent quelques questions. Pourquoi est-ce que je n’ai pas de collier en or qui atteste de mon mariage avec François ? Où est ma bague au pied ? Combien vaut l’or dans mon pays ? Leur mangalsutra (collier que les femmes mariées portent) représante souvent une somme colossale de leur salaire annuel. Leurs questions sur ces attributs du mariage me rappellent l’importance de ce dernier comme événement soulignant le statut social des familles indiennes… Je leur explique que même à la maison, je ne possède pas de bijoux en or. Que je n’ai pas encore d’enfants. Que j’aime mon travail. Et que non, je ne suis pas très bonne cuisinière… L’une a 23 ans. L’autre 18 ans. Elles se sont mariées toutes les deux en même temps il y a trois ans.
Elles passent plus d’une heure à cuisiner agenouillées au sol. L’une est enceinte de 6 mois ; l’autre, la plus jeune, a son bébé de 8 mois pendu à son sein. Elles nous servent en premier et tous viennent à la cuisine pour nous observer manger. Et nous resservir au-delà de la satiété. C’est délicieux, à croire qu’elles ont cuisiné toute leur vie.
Comme elles, je suis une femme. Toutes trois femmes d’un seul et même monde. Et pourtant, je sens nos mondes si différents. Je ne peux m’empêcher d’avoir la gorge serrée lorsque je les salue en quittant le lendemain matin. Elles n’oseront même pas dépasser le seuil de leur porte pour nous rejoindre avec les autres à l’extérieur. Nos regards se croisent. Je poursuis mon chemin, au grand air sur les routes de leur pays. Elles retournent à la cuisine. Quatre murs de ciment froid. Sans fenêtre.
Oh c’est beau et super touchant ma soeur! Mais qu’est-ce qu’elles sont belles toutes ces femmes! et toi dans ces vêtements rouges! ) beautiful
.. c’est bien différent comme monde.. )
Un très beau texte, plein d’émotions! Bonne route à vous trois sur les chemins du monde Gwladys
à l’époque, j’étais jeune j’avais 33 ans et j’ai rencontré … à hampi tiens ! une jeune femme (!) comme moi de 33 ans qui m’invitait au mariage de sa fille et était déjà grand mère ! glup’s
Un fossé entre nos mondes, des fossés de toutes sortes, mais celui-ci tu as raison, laisse une boule dans la gorge quand on les quitte.
Merci pour vos textes
on (les) vous adore !
Eh oui cette culture indienne si différente de notre occidentale n’a pas que des aspects séduisants.
Geneviève beaucoup d’émotions dans ce récit, merci.
J’imagine en effet que tu avais la gorge serrée…
Terrible ces clivages entre nos deux mondes et entre les hommes et les femmes…
Tes dernières phrases raisonnent tristement
Des bises bella et continue de distiller ta compassion et ta bonne humeur au cours de ces rencontres .
Des bises
C’est beau!!!!!! Triste réalité mais au fait…il est où ton collier en or???? Je n’ai pas été invitée à ce mariage moi!!!